Comme la Réforme l’a rappelé, ce n’est pas selon nos œuvres que nous sommes sauvés, mais néanmoins pour une un œuvre. En effet, ce n’est pas parce que nous le méritions que Christ a déversé sur nous sa grâce et sa vie. Et pourtant, cette grâce et cette vie nous enjoignent au service. Si Dieu nous a appelés, ce n’est pas simplement pour que nous puissions « aller au ciel après la mort », mais pour que nous puissions dès à présent le servir dans ce monde en cours de rédemption et de réconciliation. Nous sommes sauvés pour participer au grand projet divin pour le monde.
J’aimerais montrer qu’au-delà de certains versets bibliques clefs, c’est bien l’ensemble du récit biblique qui va dans ce sens. Un court survol de quelques étapes successives de la mise en application du projet divin pour le monde nous permettra d’ailleurs de découvrir qu’en vue de la réalisation de ce projet, Dieu a toujours désiré que les humains, et plus spécifiquement son peuple, soient partie prenante de ce projet. Et aujourd’hui encore, l’Église doit être « actrice » de ce projet.
La promesse de Dieu à Abraham
La Bible, écrite par des dizaines d’auteurs sur une période longue de plusieurs siècles, contient un grand nombre de genres littéraires (poésie, récits historiques, sagesse, épîtres, biographies, apocalypses, etc.), mais elle est néanmoins le lieu d’unseul et même récit. Elle est le récit de Dieu et de son implication dans sa création. Le récit de la bonne création de Dieu qui s’est détournée, rebellée contre lui, mais du désir de Dieu de bénir ce monde malgré tout, d’être réconcilié avec lui. Oui, la réconciliation est au cœur du projet de Dieu pour le monde, et ce de la Genèse à l’Apocalypse. La première indication, l’élan initial de ce projet se trouve en Genèse 12.1-3, où Dieu choisit Abraham et lui fait une promesse :
Le Seigneur dit à Abram : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom. Sois en bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, qui te bafouera je le maudirai ; en toi seront bénies toutes les familles de la terre » (TOB).
Dans cette promesse, Dieu est dépeint comme désirant bénir « toutes les familles de la terre », ou « toutes les nations », et l’expression de ce projet se trouve à la fin de la promesse faite à Abraham car elle est son paroxysme. C’est le but recherché par Dieu, son désir le plus fort. Si Dieu veut faire d’Abraham et de sa descendance une « grande nation », c’est afin que celle-ci soit une bénédiction pour « toutes les nations ». Dieu choisit donc Abraham, non pas comme une fin en soi, mais avec une mission, une vocation.
Nous ne pouvons relativiser l’importance centrale, fondamentale de cette promesse. La réalisation du projet formulé ici par Dieu occupera une place centrale dans tout le reste du récit biblique, jusqu’à la vision merveilleuse d’Apocalypse 7.9-10, où des gens de toutes nations et de toutes langues sont réunis pour louer le Dieu vivant.
La vocation d’Israël
En choisissant donc une personne parmi la multitude des nations, Dieu veut que cette personne devienne une « grande nation » qui sera une bénédiction pour les autres familles de la terre. Le choix particulier d’Abraham contient donc une intention universelle.
Mais, si les débuts d’Abraham et de sa descendance sont prometteurs, leur vocation sera vite oubliée par le peuple lui-même. À travers son histoire, Israël considèrera généralement les nations comme des ennemis à combattre plutôt que comme des peuples à bénir. De plus, au grès de ses propres difficultés, le peuple se montrera infidèle à Dieu, endurci, si bien que c’est sur cette infidélité et cette injustice généralisées que se concentreront dorénavant les récits et les prophéties vétérotestamentaires. Dans l’Ancien Testament, la promesse faite à Abraham ne sera d’ailleurs mentionnée explicitement qu’à trois ou quatre reprises, pour rappeler au peuple infidèle sa vocation initiale. Un texte en particulier, Jérémie 4.1-2, mérite d’être cité :
1Si tu reviens, Israël – oracle du Seigneur –, c’est à moi que tu dois revenir. Si tu ôtes tes ordures de devant ma face, alors tu ne vagabonderas plus. 2Si tu prêtes serment : « Par la vie du Seigneur ! », dans la vérité, dans le droit et la justice, alors les nations se béniront en son nom ; c’est de lui qu’elles se loueront. (TOB)
Pour Jérémie, et c’est sur ce point que j’aimerais insister, le retour d’Israël vers Dieu était la condition de l’accomplissement de la vocation d’Israël dans le monde. En étant fidèle à Dieu, en pratiquant la vérité, le droit et la justice, Israël serait à nouveau en mesure d’être une bénédiction pour les nations, d’œuvrer pour la réconciliation du monde. Oui, en obéissant à Dieu, la nation d’Israël serait un modèle, une lumière démontrant le souci, l’amour de Dieu pour les nations, et son désir intense d’être réconcilié avec elles (cf. Exode 19.4-6 ; Ésaïe 42.5-7).
Le ministère de réconciliation de Jésus
On oublie parfois que Jésus ne « tombe pas du ciel », mais qu’il faut placer son ministère dans la continuité de la promesse faite à Abraham et dans le contexte de l’incapacité d’Israël à accomplir sa vocation réconciliatrice. Or, dans le Nouveau Testament, Jésus est celui qui est envoyé dans le monde, réalisant pour Israël ce qu’Israël ne pouvait pas faire lui-même. En Jésus se trouve même le paroxysme du récit biblique, le dénouement de son intrigue. Jésus avait pour tâche de restaurer, de guérir, de réconcilier le peuple dont il est le représentant, car tel était, comme l’indiquait déjà le prophète Jérémie, le préalable à l’action réconciliatrice de Dieu en faveur des nations.
Dans les Évangiles, Jésus est présenté comme accueillant toute personne qu’il rencontre, sans discrimination d’aucune sorte, refusant les barrières sociales, religieuses, ethniques et sexuelles pourtant admises en son temps. Jésus allait à la rencontre de pécheurs, tels des péagers, des prostituées, des adultères, partageant avec eux leurs repas. Il parlait à des femmes, quand bien même celles-ci étaient socialement discriminées. Les enfants, qui étaient peu considérés, furent élevés par Jésus au rang d’exemples. Les Samaritains, ce peuple « bâtard », furent les récipiendaires de paroles et d’actions de grâce de la part de Jésus (Jean 4). Finalement, Jésus anticipera même la bénédiction des nations, guérissant des païens et leur annonçant que la foi (et non l’appartenance ethnique) était le critère d’entrée dans le royaume de Dieu.
Toutes ces rencontres révèlent une volonté d’accueil de la part de Dieu. Jésus témoigne d’un Dieu compatissant, sans parti pris, qui aime son peuple dans son ensemble, et qui vient le trouver pour lui offrir le salut, pour le guérir, pour le restaurer. Pour le servir. Jésus dira lui-même : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Luc 19.10). Le Fils, envoyé du Père, est donc venu en Israël tel un berger vers des brebis perdues. Et il leur a proposé une relation renouvelée avec le Père. Il leur a proposé d’être réconciliés avec lui.
Ce que Jésus a prôné, enseigné et appliqué dans son ministère terrestre, il l’a accompli, ultimement, à la croix. C’est ainsi que la croix fut le lieu par excellence de la réconciliation : réconciliation avec Dieu et réconciliation les uns avec les autres. En cela, c’est sur la croix que Jésus a suprêmement assumé la vocation d’Israël : être une lumière, une bénédiction pour les nations.
En effet, selon le témoignage biblique, la croix fut l’instrument choisit par Dieu pour régler le problème du péché et de la culpabilité humaine. En Jésus, Dieu a, par amour pour l’humanité, pris cette culpabilité sur lui. La croix est donc le lieu du pardon et de la réconciliation des pécheurs avec Dieu. Mais la valeur réconciliatrice de la croix va plus loin encore. Son but était aussi de vaincre les puissances du mal et de mettre à mort l’hostilité, l’inimitié qui existait entre Juifs et non-Juifs (Éphésiens 2.14-16). Ultimement, sur la croix, ce sont toutes les formes d’aliénations qui furent vaincues, et ce, en vue d’une paix cosmique. Par la croix, Dieu voulait guérir, restaurer et réconcilier sa création tout entière. Comme le dit Paul en Colossiens 1.19-20, à la fin de son merveilleux hymne christologique :
Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute plénitude et, par lui, de tout réconcilier avec lui-même, aussi bien ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par lui, par le sang de sa croix. (NBS)
Selon le Nouveau Testament, le ministère de Jésus et l’accomplissement de la croix sont la garantie de la guérison, de la restauration et de la réconciliation de toute la création de Dieu. Jésus, le représentant d’Israël, le Fils d’Abraham, a donc là donné une impulsion déterminante au projet divin de réconciliation.
La bénédiction des nations appliquée à travers l’Église
Le Nouveau Testament montre à maintes reprises que l’Église est appelée à entrer pleinement dans le projet réconciliateur de Dieu, initié avec Abraham et accompli par Christ sur la croix. L’Église, elle-même bénéficiaire du projet de réconciliation de Dieu en Jésus-Christ, est envoyée pour œuvrer, à la suite de Christ, pour la réconciliation du monde.
Paul, par exemple, rappellera que l’Église s’inscrivait pleinement et volontairement dans le grand projet de salut de Dieu : « Il nous a donné le ministère de la réconciliation » (2 Corinthiens 5.18). Dans la pensée de l’apôtre, l’Église, composée de Juifs comme de non-Juifs, était l’expression tangible de la victoire de Dieu sur les puissances séparatrices et hostiles à son action (Ephésiens 3.8-10). L’Église incarne le grand mouvement rédempteur et réconciliateur engagé par Dieu à la faveur de la création tout entière.
Mais si l’Église a réellement pour mission d’être ambassadrice de la réconciliation, la question des moyens mis en œuvre pour accomplir cette mission doit aussi être posée. Évoquer les champs d’actions de l’Église en faveur de la réconciliation dans le monde prendrait bien trop de place car ces champs, dans le Nouveau Testament comme aujourd’hui, sont très divers, nombreux[1]. Par contre, j’aimerais m’attarder sur un élément de réponse qui me semble fondamental.
Selon le Nouveau Testament, pour que l’Église soit cette ambassadrice, elle doit constamment se référer à la croix de Christ comme paradigme fondamental de sa vie. Non seulement doit-elle proclamerl’accomplissement de la croix pour la réconciliation de toutes choses avec Dieu, mais elle doit également incarnercette croix dans sa vie communautaire et au-delà. L’Église, à travers le Nouveau Testament, est appelée à une vie, à une spiritualité « cruciforme ». Autrement dit, elle est appelée à vivre en son sein l’éthique du Royaume enseignée par Jésus (e.g.,Matthieu 5-7), cette même éthique qui le poussa jusqu’à la croix. Selon cette éthique, les membres de l’Église, vivant de la grâce, apprennent à faire grâce à leur prochain. Ayant été pardonnés, ils pardonnent en retour. Ayant reçus le don de la vie de Christ, ils se donnent eux-mêmes pour autrui. Ayant été servis par Christ, ils se font serviteurs de tous. Ayant été accueillis dans leur différence, ils reçoivent et chérissent « l’autre », sans partialité, dans la communauté. Ayant été réconciliés avec Dieu, ils deviennent artisans de paix.
Bien évidemment, la paix qui anime l’Église ne peut qu’être « débordante », impactant le monde dans lequel elle est appelée à être sel et lumière. Comme Israël était appelé à être une lumière pour les nations, la vie cruciforme de l’église est un signe, un panneau indicateur, révélant au monde une autre manière de vivre sur cette terre. Les chrétiens, de tant d’origines différentes, qui remplissent nos Églises ne sont-ils pas la marque d’une réconciliation que peu de lieux, en ces temps troublés, peuvent concevoir ? Ainsi, à travers l’Église, le monde découvre qu’une paix authentique, même si encore imparfaite, est possible. À travers l’Église, le monde réalise que l’amour, le service et le don de soi sont plus puissants que l’égoïsme et la violence. À travers l’Église, le monde découvre un Dieu compatissant, aimant, voulant être réconcilié avec toute sa création. C’est donc à travers une Église cruciforme, conformant sa proclamation et sa vie à celles de Christ, que Dieu continue d’œuvrer pour la réconciliation de toutes choses en lui.
Certes, cette vision peut paraître idyllique. Les chrétiens savent tous qu’ils échouent à la réaliser pleinement, et ils savent combien ce combat pour la paix est loin d’être aisé. Mais cela ne doit ni nous surprendre ni nous décourager : une Église cruciforme ne saurait emprunter un autre chemin que celui du calvaire ! Qu’elle n’oublie cependant pas que le calvaire fut porteur de vie, d’espérance, et de paix. Comme Dieu a agit avec force à travers la faiblesse de son Fils sur la croix, il continue d’agir à travers la vulnérabilité, la fragilité, et la dépendance de son Église.
Décidément, ce n’est pas par notre service que nous sommes sauvés, mais bel et bien pour le service. Pour une œuvre, une vocation magnifique que Dieu nous offre. Quel privilège !
Nicolas Farelly – Pasteur FEEBF à Compiègne