Harmonie et tyrannie

Henri BLOCHER

Le Diable connaît bien « sa » Bible : il en cite exactement tel verset pour servir ses desseins (Mt 4.6). Il ne suffit donc pas qu’un mari « évangélique » (qualificatif employé SGDG), et qui se veut « monarque » en son foyer, répète quelques paroles pêchées dans les Écritures, et qui semblent lui conférer autorité sur sa femme, pour qu’on l’exonère de tout soupçon. Et s’il détournait « diaboliquement » le sens de la Parole de Dieu pour justifier une vraie tyrannie domestique, quand ce n’est pas la violence psychologique et physique ? L’hypothèse n’a rien d’imaginaire…

Quant au recours à la Norme inspirée, il n’y a pas de raccourci paresseux, de « truc » bon marché qui permette de s’assurer du sens. Rien ne remplace l’examen rigoureux des textes, et spécialement la comparaison harmonique de tous ceux qui possèdent une certaine pertinence – ce que l’on appelait autrefois l’interprétation « selon l’analogie de la foi ». Le Seigneur lui-même en donne l’exemple dans sa riposte au Tentateur (Mt 4.7).

Nous proposons de scruter les passages et les données bibliques qui paraissent confirmer ou infirmer l’existence d’une différence, quant à l’attribution d’autorité, entre l’homme et la femme. Essentiellement dans le mariage : entre l’époux et l’épouse. D’avance, nous nous mettons nous-même en garde contre les réactions excessives : la répulsion à l’égard de certaines thèses peut conduire à l’extrême opposé, surtout si l’émotion s’en mêle. Et l’excès, mal justifié, sert en réalité ce que l’on veut combattre (il donne de bonnes raisons aux adversaires de s’accrocher à ce qu’ils pensent). À court terme, l’excès peut être efficace (pour entraîner, mobiliser) ; à long terme, la  nuance l’emporte.

Trois thèses résument les enseignements majeurs de l’Écriture sur le sujet, si nous avons bien vu. La première reconnaît l’institution d’un « ordre » différenciateur, dès la création et jusque dans la rédemption. La seconde relativise, mais sans relativisme, la portée de la première. La troisième voudrait discerner, tâche plus délicate, la diversité qualitative des formes d’autorité.

I. Première thèse : Le Créateur assigne des rôles différents, et cela quant à l’autorité, à l’homme et à la femme

La tradition des Églises chrétiennes avant le 20e siècle, selon l’écrasante majorité de ses docteurs, a trouvé dans l’Écriture Sainte, que Dieu institue entre l’homme et la femme un ordre différenciateur. Elle s’est appuyée sur le début de la Genèse et plusieurs déclarations de l’apôtre Paul (qui lui valent aujourd’hui une réputation de misogynie), deux passages écrits pour les Corinthiens (1 Co 11.3-10 ; 14.34) ; une instruction aux époux (Ep 5.22-24) ; et le plus mordant, peut-être, parmi les directives pastorales communiquées à Timothée (1 Tm 2.11-15).

Pour commencer par le dernier texte évoqué, « Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de dominer l’homme » (v.12), l’énoncé paraît très net. Le second verbe employé, authentein, est rare, c’est son unique occurrence dans le Nouveau Testament, mais on ne peut pas éluder son sens. L’enquête d’Al Wolters(1), merveille d’érudition intelligente, a démontré la validité de la traduction courante, « prendre autorité, prédominer ». Le recours à Genèse 2-3 (1 Tm 2.13-15) exclut qu’on en réduise la portée à la situation locale et temporaire. Il ne faudrait pas, cependant, universaliser trop vite. Il ne s’agit pas d’un article de code. Les circonstances doivent être prises en compte pour en mesurer la portée. Il s’agit du culte public, comme le montre la suite du chapitre. L’introduction d’une gnose embryonnaire dans la région d’Éphèse a pu influencer la formulation de l’apôtre et le ton de son propos à l’adresse de Timothée. L’autre texte « dur », « Que les femmes se taisent » (1 Co 14.34) est lui aussi à prendre en contexte. Il serait trop facile de le traiter comme une citation des adversaires de Paul, sans aucune indication dans ce sens, mais si on le prend « absolument », il contredit le passage précédent sur la tenue de la femme quand elle prophétise, ce qui valide ce service (1 Co 11.5 ; il est tout à fait artificiel, dans les conditions d’existence de l’Église primitive de séparer exercice public et privé). En 1 Corinthiens 14, il s’agit du jugement à porter sur les prophéties. Une différence quant à l’autorité est cependant impossible à ignorer. Il est d’ailleurs significatif que dans les quatre passages discutés, Paul évoque expressément la question de l’autorité ou subordination et renvoie aux chapitres du début de la Genèse (1 Co 11.9 ; 14.34, la « loi » étant la Tôrâ, qui ne parle pas ailleurs qu’en ces chapitres du rapport homme/femme ; Ep 5.31 ; 1 Tm 2.13-15). En 1 Corinthiens 11 et Éphésiens 5, c’est la métaphore de la « tête » (sens ancien du mot « chef » en français, cf. « couvre-chef ») qui porte particulièrement le thème de l’autorité, comme le confirme son étude soigneuse dans de très nombreux textes grecs(2).

En bonne méthode, l’interprétation de l’apôtre, qui bénéficie de l’inspiration divine, nous apporte l’aide décisive dont nous avons besoin pour bien