Un article de Daniel Hillion,
Responsable des relations avec les Églises au SEL. Il a contribué à plusieurs ouvrages et revues notamment sur le thème de l’implication sociale des chrétiens. Il a une formation en philosophie.
Un service ne rend pas toujours service. Un serviteur arrive parfois à se rendre indispensable et à mettre celui qu’il sert dans une position de dépendance. Un don peut appeler un contre-don coûteux dans lequel le « bénéficiaire » devient lourdement redevable envers son « bienfaiteur ». Certains types de services permettent à ceux qui les rendent d’exercer une forme de domination sur les autres ou sont davantage un moyen pour eux d’obtenir quelque chose (de la reconnaissance, de l’amour, un sentiment de valeur) que de donner à celui qui est dans le besoin.
Le salut que nous avons reçu en Jésus nous ouvre une autre voie, bien meilleure ! Il nous rend libre pour un service qui libère aussi l’autre. C’est vrai de toutes les formes de service auxquelles nous pouvons être appelés et notamment quand il est question d’une action envers celui qui se trouve dans la détresse.
Le secret, c’est que tout ce que nous faisons, nous devons le faire de toute notre âme, comme pour le Seigneur et non pour des hommes. Autrement dit, en dernière analyse, c’est le Christ, le Seigneur, que nous servons et lui seul(cf. Colossiens 3.22-23). Or il est Celui qui s’est donné pour nous, en qui nous avons tout pleinement et qui domine toutes choses. Si nous sommes à lui, nous n’avons plus besoin de chercher à écraser ou à manipuler les autres ni de pourvoir nous-mêmes à nos propres besoins. Il est déjà tout pour nous. Nous sommes libres de nous consacrer à lui et de cette manière de nous ouvrir à un authentique service au bénéfice de notre prochain.
Quelles seront les caractéristiques de ce service qui libère ? En voici quelques-unes. La liste n’est pas exhaustive, mais veut faire réfléchir à quelques vérités simples et importantes.
- Un service qui libère provient de quelqu’un qui a conscience d’avoir dû être libéré lui-même et de dépendre encore continuellement de celui qui l’a libéré.
Un service qui libère est le fait d’une personne qui a d’abord été libérée elle-même, qui a goûté au bonheur de la vraie liberté et qui a envie que d’autres puissent aussi en profiter.
C’est dans le livre du Lévitique que se trouve le fameux commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (19.18) Dans son contexte proche (les versets 16 à 18), il est question des relations entre les Israélites. Mais un tout petit peu plus loin, l’horizon s’élargit : « Si un immigrant vient séjourner dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas. Vous traiterez l’immigrant en séjour parmi vous comme un autochtone du milieu de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car vous avez été immigrants dans le pays d’Égypte. Je suis l’Éternel, votre Dieu. » (Lévitique 19.34)
Nous avons tous un passé avec ses moments sombres ainsi qu’avec des temps dans lesquels Dieu est intervenu. Jacob a dû venir en immigré en Égypte avec sa famille pour échapper à la famine. Dans un premier temps, il y a reçu une généreuse hospitalité ; au bout d’un certain temps, ses descendants ont été effroyablement exploités. Les Israélites savent donc ce qu’éprouve l’immigrant (Exode 23.9) et lorsqu’ils arriveront dans leur propre pays, il leur faudra vivre à la lumière de leurs expériences passées et de la délivrance reçue. Pour cela, ils devront cultiver le souvenirde leur histoire et des hauts faits de Dieu. Avoir été eux-mêmes des immigrés et des esclaves aidera les Israélites à s’identifieraux immigrants en séjour parmi eux et ainsi à les aimer comme eux-mêmes.
Nous avons été sauvés pour servir. Puisque la délivrance dont parle le Nouveau Testament est une délivrance du péché et du pouvoir des ténèbres, nous penserons peut-être en premier lieu à des applications spirituelles de ce principe : apprendre à pardonner comme nous avons été pardonnés (cf. Matthieu 18.21-35) ou être pleins de douceur envers des hommes mauvais en raison de notre passé de pécheurs dont Jésus nous a délivrés (cf. Tite 3.2-3).
Plus généralement cependant, c’est l’ensemble de nos relations humaines qui devraient être transfigurées par le salut que nous avons reçu. Parce que le Fils de Dieu nous a libérés de l’esclavage du péché, nous devrions être sensibles à la situation de ceux qui sont exploités de quelque manière que ce soit. Le fait que Jésus nous ait rejoints dans notre misère spirituelle a le potentiel de transformer notre façon d’aborder l’ensemble des détresses humaines, y compris les plus matérielles. Pourquoi dois-je aimer celui qui souffre et agir en sa faveur ? Parce que Jésus a aimé le pécheur que je suis et m’a délivré.
Ce qu’il faut souligner, arrivé à ce point, c’est que s’il est capital de se souvenir de ce que Dieu a fait pour nous dans le passé (à la fois quand Jésus est mort pour nous sur la croix et lors des interventions de Dieu au sein de notre vie personnelle), il est également indispensable de s’appuyer sur l’amour que Dieu a pour nous aujourd’hui. Pour que mon service libère vraiment mon prochain, il faut qu’il soit enraciné dans la grâce : pas seulement dans le souvenir d’une grâce qui appartiendrait à un (lointain) passé, mais dans cette bienveillance de l’Éternel qui se renouvelle chaque matin (cf. Lamentations 3.22-23). Au début de son catéchisme, le Réformateur Jean Calvin affirmait : « Chacun de nous doit croire fermement en son cœur que Dieu l’aime, et qu’il veut être pour lui un Père et un Sauveur[1]. » Ce sont des gens qui croient cela de tout leur cœur qui savent rendre un service qui libère ! C’est de personnes qui croient cela qu’ont tant besoin ceux qui se trouvent dans toutes sortes de détresses.
- Un service qui libère a conscience des vrais besoins de l’autre, mais ne réduit pas l’autre à ses besoins
Un service qui libère, c’est un service qui voit les besoins, qui les prend au sérieux et cherche à y répondre en étant enraciné dans la grâce qui vient de Dieu en Jésus. Et en même temps, il ne s’agit pas pour autant de réduire l’autre à ses besoins.
Celui qui est dans la détresse n’est pas seulement un pauvre, un marginal, un immigré, un handicapé ou un malade, bref un « bénéficiaire » de l’aide qu’un « bienfaiteur » peut lui apporter. Certes, nous avons tous besoin d’accepter d’être « bénéficiaires » à un moment ou à un autre de notre vie (et tous les jours dans notre relation avec Dieu !). Mais il y a aussi un autre aspect de la vérité qu’il importe de souligner : chaque être humain est créé en image de Dieu et la grâce de Dieu peut transformer et / ou libérer des potentialités étonnantes là où nous aurions eu du mal à imaginer un changement. Un service qui libère cherchera donc non seulement à aider le faible, mais aussi à le fortifier.
Une telle démarche peut orienter le type d’aide que nous allons proposer. L’organisation Action Grâce Divine(AGD) au Burkina Faso s’implique dans le domaine du microcrédit. Une femme âgée qui bénéficie de leurs initiatives raconte :
J’ai 60 ans. Je confectionne des layettes pour bébé et des marinières pour femmes. Avant que je ne bénéficie du crédit d’AGD, à cause du manque de moyens financiers, je n’avais pas de machine à coudre.
Lorsqu’une commande était lancée j’étais obligée d’aller voir un tailleur qui disposait d’une machine pour faire le travail et je n’arrivais pas non plus à satisfaire la demande. Maintenant grâce à AGD, j’ai pu acquérir une machine et je travaille chez moi avec l’aide de mes enfants. J’arrive à confectionner de plus grandes quantités que je vends dans les provinces. Je suis devenue indépendante financièrement et j’en suis fière. J’aide mes enfants, petits-enfants et belles filles. Je m’occupe de mon mari qui ne peut plus mener d’activité.
Ne pas réduire l’autre à ses besoins, c’est aussi l’aider à changer sa manière de voir le monde. Wess Stafford, l’ancien Directeur de Compassion International, organisation chrétienne de parrainage d’enfants[2], explique qu’une étape importante du développement d’un enfant qui vit dans la pauvreté est franchie quand il comprend qu’il a de l’importance et qu’il reçoit le message suivant des équipiers du centre d’accueil : « Alors dis-moi, qu’en penses-tu ? Que ressens-tu ? Tiens, peux-tu le peindre pour moi sur ce chevalet ? Peux-tu le jouer à la guitare ? Peux-tu me le chanter ? Peux-tu l’écrire dans une lettre pour ton parrain[3] ? »
Wess Stafford décrit alors le pas suivant, généralement à l’adolescence, de cette façon :
Finalement, ils déclarent : « Vous voyez ce qui se passe ici ? Ça n’est pas bon – et je peux y remédier ! »
Le travailleur social répond alors immédiatement : « Tu sais quoi ? Je pense que tu as tout à fait raison ! Tu peux le faire. Occupe-toi d’y remédier. Améliore l’endroit où tu vis[4] ! »
Le processus par lequel un enfant, puis un adolescent, qui vit dans la pauvreté apprend à mettre en valeur ses dons (naturels ou spirituels) doit bien sûr aller de pair avec une aide très concrète. Il ne s’agit pas de dire à quelqu’un qui a faim ou froid : « J’ai confiance en toi, tu peux te débrouiller tout seul ! » Mais il ne s’agit pas non plus de lui donner à manger ou de quoi se vêtir en se disant : « De toute façon, celui-là appartient à la catégorie des gens qui ne seront jamais bons qu’à recevoir. » Un service qui libère vraiment apporte une aide qui, parfois très progressivement, va fortifier le faible de sorte qu’il aura de moins en moins besoin d’aide et qu’il pourra à son tour se mettre au service d’autres personnes dans le besoin.
Jean-Marc Semoulin et sa famille parrainaient une petite fille en Bolivie avec le SEL. Jean-Marc Semoulin commente : « Pour nous c’était très touchant de voir l’impact qu’était le parrainage. C’est vrai qu’on ne s’était pas bien rendu compte de l’impact des courriers et ce suivi de ce que l’on envoyait. Alors ça nous touche beaucoup de mesurer à quel point cela a pu l’aider. » Mais il ajoute combien il est touché du fait que leur ancienne filleule est maintenant engagée dans le domaine social parce que, « ce qu’elle a reçu, elle le retransmet à d’autres et que la chaîne continue et on espère que les autres qu’elle va aider pourront aussi transmettre encore à d’autres ». On ne sait jamais jusqu’où Dieu peut faire « rebondir » un service qui libère !
- Un service qui libère pointe vers la source de la vraie liberté
On dit que l’une des dernières paroles du Réformateur Martin Luther a été : « Nous sommes tous des mendiants ; c’est ça la vérité. » Si nous sommes vraiment tous des mendiants, cela veut dire que nous n’avons pas en nous-mêmes les ressources nécessaires pour faire du bien aux autres, pour les servir et les libérer. Nous pouvons (et devons) certes partager ce que nous avons reçu, mais ce que nous pouvons faire de plus important est d’indiquer aux autres qui est Celui qui nous a tout donné.
Jennifer Gitiri est une jeune kenyane qui a été parrainée durant son enfance et qui a eu l’occasion ensuite d’aller à l’université étudier le droit. Elle a participé à un programme dont le but est de former des personnes qui soient à la fois « leaders » et « serviteurs ». Son témoignage a eu un effet inattendu sur l’une de ses amies. Elle raconte :
Quand nous étions à l’université, il y avait bien sûr des gens qui venaient de milieux très riches et ils savaient d’où nous venions, ils savaient que nous étions parrainés, et ils nous considéraient comme des héros. L’une de mes amies ne connaissait pas Christ. Mais après lui avoir parlé de mon parcours, de la pauvreté dans laquelle j’ai grandi, et là où Dieu m’a amené, elle a décidé de donner sa vie à Christ. Elle disait « Si c’est le même Dieu qui t’a fait sortir des ordures, et qui t’a fait devenir quelqu’un, je veux vraiment avoir une relation personnelle avec lui ». Ça a été une vraie leçon d’humilité pour moi ! Et j’ai pleuré toute la nuit en disant à Dieu : « Merci pour ce que tu as fait dans ma vie, merci parce que quand les gens me regardent, ils peuvent te voir. » Ce sont quelques-uns des moments qui ont réellement marqué ma vie.
Indiquer aux autres où se trouve la source de la vraie liberté fait partie intégrante de ce service qui libère auquel nous sommes appelés. Dans son ouvrage sur Laresponsabilité du chrétien face à la pauvreté, Tim Chester avertit du fait que l’action sociale qui ne s’accompagne pas de l’annonce de l’Évangile est comme un panneau indicateur qui n’indiquerait aucune direction (ou en indiquerait une fausse) et peut amener les gens à penser du bien de nous plutôt que de Jésus[5]. Il ne faut pas durcir cette pensée : dans un certain nombre de cas, notre service à l’égard de ceux qui sont dans la pauvreté ou d’autres formes de souffrance ou de marginalisation, ne s’accompagnera pas (ou pas tout de suite) d’un témoignage verbal à l’Évangile et nous n’avons pas besoin d’être mal à l’aise avec cela. Pour qu’un service libère, il n’est pas toujoursnécessaire, d’y adjoindre des paroles.
Pourtant, le fond de la pensée exprimée par Tim Chester est juste : notre préoccupation la plus profonde devrait être que Dieu soit connu, d’abord parce que c’est lui que nous servons en premier, ensuite parce que c’est une relation personnelle avec lui qui est la source de toute vraie liberté : si le Fils vous rend libre, vous serez réellement libres (cf. Jean 8.36) !
Un service qui libère cherchera donc à faciliter l’accès à la connaissance de Dieu et à saisir les occasions de parler du message de la Bible, voire à les créer quand ce sera opportun. Un pasteur burkinabè, interrogé par le SEL sur la raison pour laquelle il concentre son action de développement agricole sur des villages musulmans, répond : « Jésus a mis une telle joie dans mon cœur qu’il me faut arriver à la leur transmettre. »
Alors certes, notre action peut se révéler utile même si celui que nous aidons refuse le message de l’Évangile et d’autre part le fait de devenir chrétien ne règle pas pour autant tous les problèmes. Mais il y a une source de transformation, de développement, de libération, même pour la vie présente, dans l’Évangile reçu par l’action du Saint-Esprit. C’est pourquoi un service qui libère visera à pointer vers la source de la liberté.
[1] : Cf. Choisis la vie… Catéchisme de Genève, Kerygma, 1991, p.18 (qu.12).
[2] : Le SEL est membre du réseau Compassion International pour la quasi-totalité des programmes de parrainage qu’il soutient.
[3] : Cf. Wess STAFFORD et Dean MERRILL, Trop petits pour être oubliés, co-édition CLC, Compassion Suisse, SEL, 2006, p.202.
[4] : Ibid., p.203.
[5] : Cf. Tim CHESTER, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté, Farel, 2006, p.79.